La Prise de Parole en Public : Fondements, Apparences et Shaolin Kung-Fu

Proverbe chinois :

Quand tu ne sais plus quoi dire, cite une proverbe chinois.

Crédit Photo : Nicolas Raymond on Stockvault.net

J’ai toujours été fasciné par la mythologie, la philosophie et la poésie qui entourent les arts martiaux.

Comme expliqué dans un précédent billet, j’ai pratiqué le Judo dans mon enfance jusqu’à ce que j’obtienne ma ceinture noire à 16 ans. En arrivant sur mes vingt ans, j’ai préféré laisser de côté les arts martiaux pour vivre d’autres aventures diverses et variées. C’est en 2010 que j’ai renoué avec les arts martiaux en m’inscrivant dans un club de kung-fu.

J’avais toujours rêvé de pratiquer cet art martial chinois ancestral et pendant les neuf années qui suivirent, j’ai vécu l’aventure à fond et me suis donné sans compter. Les membres du club sont devenus des amis, j’ai pu partager cette activité avec mon fils et encore aujourd’hui ce que j’ai appris me sert au quotidien.

Parmi les nombres choses que je retiens de ces années de pratique, c’est la prise de conscience du fait qu’il est facile de tomber dans le piège de la forme extérieure que revêt le kung-fu au détriment du fond. Au début, si vous êtes un débutant passionné comme je l’ai été, vous achetez les tenues traditionnelles, les armes factices – nunchaku, sabres, épées – et vous mettez tous vos efforts à reproduire de manière superficielle ce que vous observez.

Rapidement, vous vous prenez pour un guerrier kung-fu alors que vous n’avez pas d’équilibre, vous n’êtes pas ancré dans le sol, vous ne savez pas respirer etc. Pour résumer en forçant un peu la caricature : vous ne savez pas donner un coup de poing dans le vide, mais votre ceinture est parfaitement repassée.

Bien entendu cela peut se retrouver dans de nombreuses autres disciplines non martiales, et, finalement, tout cela nous ramène à notre capacité à pratiquer un art ou une activité avec maturité, en s’appuyant sur les aspects fondamentaux de la discipline plutôt que sur les aspects superficiels.

Cela est vrai aussi pour la prise de parole en public.

Comme pour le Kung-Fu, lors de mes premiers discours et lors de la construction de mon premier One Man Show je me suis concentré sur l’aspect extérieur des choses, à savoir : les codes vestimentaires, les postures, les accessoires, les mimiques, les ruptures pour provoquer le rire etc. Avec les années, la pratique et les conseils reçus au gré des rencontres, j’ai appris à me concentrer sur les fondements, sur l’authenticité du propos et sur une expression naturelle plutôt que sur des effets de style plaqués.

Il est vraiment très facile de tomber dans le piège de la forme qui dilue le fond.

Et c’est ce que je me propose de décrypter dans la vidéo qui suit. Une vidéo qui justement mélange Kung-Fu et Art Oratoire.

Inconsciemment, dès que vous voyez arriver un moine Shaolin sur scène lors d’une conférence TedX, en tenue traditionnelle, et qui annonce qu’il va parler de maîtrise de soi vous vous dites : « Cela va être un grand moment. Je vais être inspiré. »

Le contrat tacite entre l’orateur et l’audience est passé immédiatement et sans vous en rendre compte, tout au long de la prise de parole, vous risquez de passer votre temps à vous convaincre que ce qui est dit est inspirant car la forme l’impose.

Un moine Shaolin est nécessairement quelqu’un de sage.

Pourtant, je voudrais vous montrer, en décryptant ces images, que si l’on prend le temps de se détacher de la forme, les fondements ne sont pas toujours au rendez-vous.

Tout d’abord, je vous laisse regarder la vidéo suivante. La vidéo ainsi que les sous-titres sont en anglais. Rendez-vous donc dans 18 minutes et 36 secondes.

Avant toute chose, soyons clairs : cette prestation est une bonne prestation.

L’orateur prend son temps et ne se précipite pas. Il respire et aère son propos. Le fait qu’il installe un climat musical d’entrée et le fait qu’il ait choisi de porter une tenue traditionnelle nous fait entrer dans son univers. C’est plutôt bien fait. Prenez le temps de revoir les images du début : malgré le son de sa voix très présente et la musique de fond, on entend littéralement le silence assourdissant qu’il provoque dans l’audience. Il y a une vraie épaisseur dans le silence de fond. Le moment est centré, ancré et il y a une cohésion du public assez palpable. A plusieurs reprises, lorsque le public est filmé, on observe que les gens sont attentifs et eux-mêmes centrés sur ce qui est en train de se passer.

Cette mise en forme est donc le parfait écrin pour un discours fort et un message clair.

Sauf que, sauf que… je trouve justement que le résultat n’est pas au rendez-vous.

Voici pourquoi.

Le titre du discours nous informe que nous allons parler des 5 choses qui font obstacle à la maîtrise de soi.

Pourtant, entre 0 et 4′, l’orateur nous parle de son parcours et du fait que malgré tous ses diplômes il a préféré faire le choix d’une vie monastique car il sentait que quelque chose lui manquait. Il explique de plus qu’il est important d’essayer de se découvrir soi-même.

Nous en sommes donc à un quart de discours, pour l’instant la maîtrise de soi n’est même pas évoquée. Surtout qu’à 3’49 l’orateur se sent obligé de montrer qu’il fait plein de choses très cool : de la moto sur circuit, des câlins à son chien et des séances de bain de soleil assis sur une chaise.

A ce moment-là, je me dis qu’il joue à l’entrepreneur-moine-philosophe-super-cool-et-moderne qui se met en avant. Mais je lui laisse le bénéfice du doute.

Entre 4′ et 4’48, il évoque le fait que la connexion aux autres est importante, qu’il faut savoir partager, profiter du temps que l’on a même pour ne rien faire et qu’il important de faire ce que l’on aime. Là, je me dis qu’une nouvelle idée vient d’apparaître, mais je n’arrive pas à faire le lien avec la précédente, ni avec le titre du discours. Je commence presque à décrocher.

Mais je tiens bon.

Je me laisse donc guider une fois de plus et à 4’48 l’orateur commence à nous raconter une histoire. Cette histoire est celle d’un homme qui veut monter sur une montagne mais qui croise sur son chemin tout un tas de voyageurs qui lui racontent ce qu’ils ont vu du haut de cette montagne. A force d’avoir entendu tous ces témoignages, notre voyageur décide qu’il n’a plus besoin de monter sur la montagne sur lui-même.

A ce moment du discours, je me dis que je suis face à une troisième idée : il faut savoir emprunter le chemin soi-même. Et bien non ! L’orateur m’explique que l’idée la plus importante à retenir est celle-ci : il est impossible de faire l’expérience de clairvoyance si on est seul en haut de la montagne.

Donc, pour résumer, nous en sommes quasiment la moitié du discours, et à ce moment-là :

  • Le sujet n’est toujours pas abordé,
  • 3 idées majeures ont été évoquées et pourraient elles-mêmes faire l’objet d’un discours à elles seules,
  • La dernière idée est un virage à 90° qui impose le concept de « clairvoyance » alors que le sujet de base est la « maîtrise de soi ».

Là, je me dis qu’il mériterait vraiment que j’arrête de l’écouter et que le décorum installé autour du Kung-Fu ne suffit pas à justifier autant de temps à parler pour finalement n’aller nulle part.

Il faut d’ailleurs attendre 9’20 pour qu’il parle enfin des 5 obstacles à la maîtrise de soi.

Ouf nous y sommes. Cette fois, c’est la bonne. Le discours commence vraiment : l’orateur aborde le sujet et il le fait bien. Il donne des exemples, il prend le temps d’explorer les concepts et donne même une méthode pour ne pas être victime de soi-même. Cela dure 8 minutes.

Bravo.

17′, c’est la dernière ligne droite : l’orateur finit en revenant sur l’idée de ce chemin de la clairvoyance et donne rendez-vous au public en haut de la montagne. Emotion, applaudissements et bons sentiments sont au rendez-vous. C’est à ce moment-là que je comprends que le fait d’avoir inclus cette idée qu’il faut être plusieurs en haut de la montagne pour être clairvoyant en milieu du discours, est une astuce pour conclure en donnant rendez-vous au public en haut de la montagne. C’est à dire qu’en fait, il est parti de l’effet oratoire de fin pour passer en force une idée en plein milieu du discours. Dommage.

Ainsi, selon moi, sur 18 minutes, l’orateur a traité du sujet pendant 8 minutes et a comblé les 10 autres minutes avec de grandes idées généralistes et des effets de forme.

Alors, vous pourriez me dire : « Mais qu’aurait-il du faire ?« 

Et bien, il aurait pu faire ces mêmes 8 minutes d’exposé à propos des 5 obstacles tout en y ajoutant l’expérimentation qu’il fait lui-même de ces 5 obstacles. Il aurait pu expliquer comme cela lui fût difficile à appliquer quand il était jeune ou combien il avait du mal à maîtriser ses émotions, ses peurs et comment ces préceptes lui ont permis de survivre. Il aurait pu nous dire dans quels cas cette méthode marche pour lui et dans quels cas cela ne marche pas. Il serait alors entré dans le fond de son propos et aurait incarné sa posture.

Cela aurait été tellement plus fort, qu’il aurait pu venir en t-shirt, en blue-jeans et sans musique que l’audience en aurait été tout autant captivée.

Juste entre nous et avec une vraie bienveillance : selon moi, ce moine n’est pas si zen que cela.

Regardez bien le début de la vidéo. Il ne tient pas en place : il se déplace et s’agite souvent de droite à gauche, et de gauche à droite. Il regarde souvent le sol pour chercher son texte et regarde rarement le public dans les yeux. Il regarde même les gens de côté avec une petite forme d’orgueil mis en scène. Voyez à 3’33 quand il dit « It’s already…challenging« . La phrase n’est pas très sincère, elle est jouée, on se croirait dans un film. A 17’13, alors qu’il va s’adresser au public pour parler du sens de nos vies, il se lève et regarde le sol plus de 5s, ce qui est une durée énorme en terme de perte de contact visuel.

Ce sont le costume et le climat sonore installés qui donnent le sentiment d’une maîtrise de soi mais je parie qu’au contraire ce monsieur est quelqu’un de très humain : impatient, ambitieux, ne supportant pas la frustration. J’ai la sensation qu’il essaie d’être quelqu’un qu’il n’est pas toujours.

Tout cela n’est pas un problème pour moi. Je ne juge pas.

Mais quel discours il aurait réalisé s’il avait utilisé le temps à sa disposition pour expliquer comme lui-même il doit se battre quotidiennement avec ces 5 obstacles à la maîtrise de lui-même.

Plutôt que de rester fasciné de manière distante et superficielle par ce moine Shaolin que l’on imagine si sage et si puissant, nous aurions pu nous connecter à son parcours en tant qu’humain.

Nous aurions pu nous connecter à son parcours un peu plus et donc être impacté de manière plus personnelle par ses propos.

Il nous aurait montré la voie concrètement.

Pour bien connaître l’univers du Shaolin Kung-Fu, voici la réalité : les grands maîtres Shaolin ne portent pas de tenues orange. Les tenues sont grises et sobres. Ceux qui sont en orange sont ceux qui sont justement dédié au folklore de la culture Shaolin. Les grands maîtres ne résident d’ailleurs pas dans le temple ouvert au public et aux touristes en bas dans la vallée. Ils résident plutôt dans les montagnes.

Et surtout : les moines Shaolin ne font pas de conférence TedX.

Que font-ils alors ? Ils montrent le chemin. En enseignant le Kung-Fu par ses fondements.

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